Par {Amoureux de la sagesse}
Plus d’un siècle après sa publication, le poème “Les Dix Hommes Noirs” d’Etzer Vilaire résonne encore avec une étonnante acuité chez la jeunesse haïtienne. Dans une société marquée par des fractures sociales persistantes et un avenir incertain, les mots du poète semblent écrits pour aujourd’hui.
Une œuvre miroir d’une génération sans repères
Etzer Vilaire, figure majeure de la littérature haïtienne, ne se contentait pas d’écrire pour embellir la langue : il écrivait pour déranger, pour éveiller. Publié à l’aube du XXe siècle, Les Dix Hommes Noirs est un cri de désespoir, mais aussi un appel à la conscience. Dix voix, dix hommes, tous noirs, enfermés dans un vide identitaire — trop lettrés pour être assimilés à la paysannerie, trop pauvres pour appartenir à la bourgeoisie.
Ces jeunes hommes, comme tant d’autres en 2025, errent dans un entre-deux social : formés, parfois brillants, mais exclus des sphères du pouvoir économique et politique. À travers eux, Vilaire exprimait déjà le mal-être d’une élite intellectuelle qui ne trouvait pas sa place. Aujourd’hui, ces figures incarnent toute une jeunesse haïtienne : noire dedans comme dehors, lucide, désabusée, et en quête de sens.
Une résonance contemporaine troublante
Dans les rues de Port-au-Prince ou dans les campus universitaires de Cap-Haïtien, nombreux sont ceux qui redécouvrent Vilaire. Pour beaucoup de jeunes, Les Dix Hommes Noirs est devenu un texte initiatique. “C’est comme si Vilaire écrivait pour nous”, confie Amoureux de la sagesse, professeur de littérature et philosophie. “On vit la même exclusion, la même incompréhension. On parle bien, on pense bien, mais on n’a pas de place.”
Ce sentiment d’exil intérieur est encore aggravé par la crise politique, les inégalités criantes, et une corruption systémique qui fragilise la confiance des jeunes en leurs institutions. Vilaire, dans sa poésie, avait déjà cerné ce gouffre : celui entre la conscience et l’impuissance.
Une œuvre politique, profondément noire
Les Dix Hommes Noirs est aussi une déclaration de négritude avant la lettre. Bien avant Senghor, Césaire ou Damas, Vilaire célèbre une identité noire lucide et révoltée. Il inscrit son œuvre dans une lignée de dénonciation : l’esclavage, le colonialisme, le racisme structurel — autant de fléaux encore vivaces sous des formes modernes.
En promouvant une littérature haïtienne ancrée dans la réalité de son peuple, il ouvre une voie vers une expression authentique, affranchie des normes imposées par l’ancienne métropole ou les élites locales.
Une jeunesse entre héritage et rupture
La jeunesse haïtienne de 2025, connectée, mobile, polyglotte, n’a pourtant jamais été aussi éloignée du rêve de progrès social. Elle lit Vilaire comme on lit une prophétie inachevée. Ce qui devait être un sursaut est devenu un état permanent : la frustration, l’errance, et parfois l’exil.
Mais cette lecture critique engendre aussi une forme de réappropriation. Dans les slams, sur les réseaux sociaux, dans les débats politiques étudiants, les vers de Vilaire se réincarnent. Ils deviennent matière à réflexion, carburant pour une contre-culture qui ne cherche plus à plaire, mais à comprendre et à transformer.
La voix des “dix” en chacun
Etzer Vilaire n’a jamais donné de nom à ses dix hommes noirs. Ce choix d’anonymat est aujourd’hui un acte visionnaire : ces hommes sont tous les jeunes d’Haïti qui ne se reconnaissent dans aucune des cases existantes. Ils sont la parole de ceux qu’on n’écoute pas, l’intelligence de ceux qu’on n’intègre pas, le potentiel de ceux qu’on exclut.
En 2025, Les Dix Hommes Noirs est plus qu’un poème. C’est un manifeste silencieux, un miroir tendu à une jeunesse à bout de souffle. Dans l’ombre de Vilaire, les jeunes haïtiens marchent encore — noirs dedans comme dehors, lucides, indignés, et toujours debout.