Quand l’État, le peuple et les gangs s’affrontent dans une guerre sans fin
Par [Amoureux de la sagesse]
Port-au-Prince – Une guerre silencieuse mais brutale secoue Haïti. Elle ne dit pas son nom. Pas de déclaration officielle, pas d’armistice, pas de ligne de front. Et pourtant, chaque jour, elle fauche des vies, détruit des foyers, brise des espoirs. Une guerre civile diffuse, fragmentée, où trois forces s’affrontent, se croisent, parfois s’allient, souvent se trahissent : le peuple, les gangs armés et l’État. Trois visages d’un pays qui semble livré à lui-même.
Le peuple au centre du chaos
Ils s’appellent Jean, Rosemène, Élisabeth, Kensley. Ils sont enseignants, marchands, étudiants, maçons. Ils sont le peuple haïtien, résilient mais épuisé. Depuis des années, ils vivent au rythme des coups de feu, des barricades, des enlèvements. Ils se lèvent chaque matin sans certitude de pouvoir rentrer chez eux le soir. Ils fuient les zones rouges, changent d’itinéraires, évitent certains quartiers, prient pour que leurs enfants ne croisent pas la route d’un gang ou d’un policier incontrôlable.
Dans cette guerre, le peuple est le champ de bataille. Il n’est pas armé, mais il encaisse. Il ne décide de rien, mais il paie le prix fort. Chaque jour, des mères enterrent leurs enfants, des familles se disloquent, des jeunes fuient vers la mer ou la frontière dominicaine, convaincus que l’exil vaut mieux que la peur.
Les gangs : un pouvoir parallèle devenu central
Autrefois considérés comme des groupes marginaux, les gangs sont devenus des acteurs incontournables du paysage politique haïtien. Ils contrôlent des territoires entiers, imposent leur loi, taxent, pillent, exécutent. Mais ils ne sont pas seulement des criminels isolés. Leur ascension est le fruit d’un système nourri par l’impunité, la complicité et, de plus en plus ouvertement, par la connivence de certains secteurs de l’élite politique et économique.
Il n’est plus un secret à Port-au-Prince : certains gangs reçoivent des armes sophistiquées, des véhicules, de l’argent. Qui les alimente ? La réponse dérange. Plusieurs enquêtes locales et internationales suggèrent que des membres influents de l’État, voire de la police, soutiennent certains groupes armés pour conserver ou reconquérir le pouvoir. En Haïti, la politique se fait désormais avec des kalachnikovs.
L’État : un géant sans bras, ou complice silencieux ?
Dans cette guerre à trois, l’État haïtien apparaît comme une entité trouble. Officiellement, il condamne les violences, promet des interventions, parle de “restauration de l’ordre”. Dans les faits, il agit peu. Pire encore, il laisse entendre que certains acteurs étatiques tirent bénéfice de la confusion actuelle.
L’État est partout et nulle part. Les forces de l’ordre, sous-équipées, mal payées, infiltrées, peinent à restaurer un semblant d’autorité. Les institutions judiciaires sont paralysées. Le pouvoir exécutif, quand il n’est pas contesté ou vacant, se contente souvent de discours creux. Cette inaction alimente une théorie désormais largement acceptée dans les rues : l’État feint de combattre les gangs, mais dans l’ombre, il les finance pour maintenir la population sous contrôle.
Qui gagne cette guerre ? Personne.
Chacun semble jouer une partition différente, mais aucun n’en sort réellement victorieux. Les gangs accumulent pouvoir et territoire, mais deviennent aussi les cibles de représailles de plus en plus violentes, notamment de milices populaires comme la brigade Bwa Kale. Le peuple, quant à lui, s’enfonce dans le désespoir. Et l’État, rongé de l’intérieur, perd chaque jour un peu plus de sa légitimité.
Le véritable perdant, c’est Haïti elle-même. C’est l’avenir. C’est l’idée même de nation. La société se désintègre lentement, par pans entiers. Les écoles ferment, les hôpitaux sont pris d’assaut ou abandonnés. Les investissements étrangers s’évaporent. L’agriculture meurt, l’économie informelle se fait sous la menace. Les rares jeunes qui rêvent encore ne rêvent plus d’Haïti.
Combien de temps encore?
Combien de temps cette guerre va-t-elle durer ? Personne ne le sait. Elle peut durer des années, tant que les causes profondes – pauvreté, impunité, corruption, fracture sociale – ne seront pas traitées. Tant qu’aucune volonté politique réelle ne sera affirmée. Tant que la communauté internationale jouera le jeu ambigu de l’ingérence déguisée.
Certains analystes évoquent déjà un “effondrement total de l’État”. D’autres parlent de transition, de refondation nécessaire, d’une possible insurrection citoyenne. Mais à ce stade, aucune perspective ne se dessine clairement. Il ne reste que l’attente. Une attente douloureuse. Une attente armée.
Haïti contre Haïti : et après ?
La plus grande tragédie haïtienne aujourd’hui n’est pas seulement la violence. C’est que cette violence vient de l’intérieur. Elle n’est pas imposée par un ennemi extérieur, mais perpétrée par des frères, des voisins, des dirigeants. C’est une guerre fratricide, une auto-destruction lente, orchestrée dans le silence assourdissant du monde.
Haïti se bat contre elle-même. Et tant que cette bataille durera, personne ne pourra réellement parler de paix, de démocratie, ni même d’espoir. #france24 #tv5monde #CNN #rfi #LCI