Dans l’arène politique haïtienne, peu de figures polarisent autant que Moïse Jean-Charles. Tribun populiste, fin stratège, et ancien sénateur, il continue de marquer la transition actuelle par une posture ambivalente. Ces dernières semaines, ses attaques verbales contre le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) ont redoublé d’intensité, dénonçant une institution “illégitime”, “corrompue” et “sous influence étrangère”. Pourtant, en toile de fond, un fait déroutant persiste : Emmanuel Vertilaire, son représentant personnel, siège toujours officiellement au sein du CPT.
Cette dissonance entre discours public et actes politiques interroge : Moïse Jean-Charles joue-t-il un double jeu ? Est-il en échec, ou simplement fidèle à une logique tactique où l’ambiguïté devient arme politique ?
Un rejet initial virulent du CPT
Lorsque la Communauté des Caraïbes (CARICOM), appuyée par des puissances étrangères comme les États-Unis et le Canada, a proposé la formation d’un Conseil Présidentiel de Transition pour sortir Haïti de l’impasse, Moïse Jean-Charles a été l’un des premiers à tirer à boulets rouges.
Dans des conférences de presse très suivies, il dénonçait un « coup d’État diplomatique », orchestré selon lui sans consultation populaire. Il promettait de ne jamais cautionner une telle structure. « Le CPT est un projet imposé, c’est un conseil illégal, et moi, je suis avec le peuple », lançait-il devant ses partisans, sur la place publique de Cap-Haïtien.
L’énigme Emmanuel Vertilaire : un pied dedans, un pied dehors
Pourtant, quelques semaines plus tard, la surprise est totale. Sous les radars, Moïse Jean-Charles envoie son homme de confiance, Emmanuel Vertilaire, occuper un siège au sein du CPT. Cette volte-face crée l’incompréhension. Comment justifier une participation active à une institution que l’on a publiquement rejetée ? Interrogé par la presse, Moïse plaide alors « une décision stratégique » destinée à « surveiller de l’intérieur ce qu’on tente de faire au peuple haïtien ».
Officiellement, le discours reste intransigeant : il ne reconnaît pas le CPT, mais dans les faits, son camp y est bel et bien représenté.
Une stratégie de l’ambiguïté bien huilée
Cette manière d’être à la fois dedans et dehors n’est pas nouvelle pour Jean-Charles. Depuis sa rupture avec le pouvoir lavalassien, il a toujours su jouer sur les marges : assez distant pour ne pas être perçu comme compromis, mais jamais totalement absent des cercles décisionnels. C’est cette capacité à incarner l’opposition tout en maintenant des relais institutionnels qui alimente la comparaison, de plus en plus fréquente, avec un renard politique – rusé, flexible, insaisissable.
Le politologue haïtien Marc-Antoine Louis résume ainsi : « Moïse Jean-Charles est un homme de terrain, mais aussi un homme de manœuvres. Il sait que s’il sort complètement du CPT, il perd son levier. Mais s’il s’affiche trop proche, il trahit sa base. Il choisit donc le flou calculé. »
Critiques, menaces et pressions : jusqu’où ira-t-il ?
Les critiques de Jean-Charles envers le CPT ne se limitent pas à des paroles. En avril, il a menacé de « faire renverser » le conseil s’il ne changeait pas de cap. Il accuse certains membres de favoritisme, de népotisme, et même de corruption dans la gestion des ministères. « Le CPT n’a rien à voir avec la transition voulue par le peuple. Ils veulent juste remplacer Ariel Henry sans changer le système », déclarait-il lors d’un rassemblement à Port-de-Paix.
Mais ces coups d’éclat ne suffisent pas à masquer une réalité politique plus amère : depuis la dissolution de facto du régime de facto d’Ariel Henry, Jean-Charles peine à mobiliser massivement. Ses appels à la rue n’ont plus l’écho d’antan. Et sur le terrain diplomatique, il apparaît isolé, sans véritable soutien international. D’aucuns y voient l’aveu d’un échec – un homme qui joue encore la partie, mais dont l’influence réelle s’érode.
L’homme, le message, et l’ambiguïté comme arme
Moïse Jean-Charles reste fidèle à lui-même : imprévisible, passionné, et profondément attaché à l’idée d’une souveraineté populaire haïtienne. Mais dans un contexte où les compromis semblent inévitables pour débloquer la crise nationale, sa stratégie d’ambiguïté trouve ses limites. Son double discours, entre rejet du CPT et participation indirecte, pourrait lui coûter en crédibilité autant qu’il lui permet de garder une main dans le jeu.
Reste à savoir combien de temps cette position sera tenable. Car dans un pays où la légitimité se gagne autant dans les rues qu’autour des tables de négociation, même les renards les plus rusés finissent par être confrontés au mur du réel.